Jelena Kuljić
Des histoires dans la tête
Jelena Kuljić est une artiste complète comme d’autres sont des athlètes complètes.
Aucun obstacle ne lui résiste, aucune étiquette ne saurait la définir. Le nouveau répertoire de Kuu! est là pour le montrer avec force et tendresse.
— Kuu! c’est free rock ou heavy jazz ?
— C’est juste de la musique, avec différentes influences croisées dans nos vies. Je sais qu’on a besoin de mettre des étiquettes mais là, c’est vraiment difficile...
— Comment s’est passée la création du groupe en 2014 ?
— Kalle Kalima et moi, on travaillait ensemble sur une production de Don Giovanni. Et entre deux répétitions, on travaillait aussi un mashup : Hendrix, Alban Berg, et du jazz. Puis Christian Lillinger nous a rejoint à la batterie. Nos répétitions avaient lieu dans l’immeuble où répétait Frank Möbus avec Der Rote Bereich. On a commencé à se dire que ce serait bien d’avoir deux guitares... Kuu! était né !
— Qui écrit les textes du groupe ?
— La plupart du temps, c’est moi, surtout sur des sujets auxquels je tiens. Il y a aussi deux covers sur l’album Artificial Sheep : j’ai choisi My Body Is A Cage (Arcade Fire) et Kalle a choisi Sabotage (Beastie Boys). J’ai toujours été une grande fan des Beastie Boys. Pour My Body Is A Cage, j’ai été très émue en entendant cette chanson simple mais aux paroles engagées, et j’ai voulu en faire une cover.
— On retrouve souvent cette force des musiques politiques dans ce dernier disque ?
— Certains pensent que mes textes portent des prédications, une morale ou même des leçons d’éducation, mais ce n’est pas ça. Il y a un moment où notre musique, nos textes doivent être partagés avec les autres, tout simplement.
— On pourrait parler de votre musique comme d’une musique très instinctive, notamment Shepherd, où tu sembles faire face à cette urgence politique…
— Depuis que j’ai déménagé de Serbie pour venir en Allemagne, ma vie est devenue confortable. Shepherd a été écrit au début de la pandémie. En Serbie, plusieurs personnes que je connaissais sont mortes du Covid alors qu’en Allemagne, les gens sortaient dans les rues pour se plaindre du confinement et des mesures gouvernementales. Il y a une différence énorme entre l’Europe occidentale où j’habite actuellement et le Tiers-Monde, le monde d’où je viens. C’est un pays que je porte toujours en moi.
— Tu estimes vraiment venir du Tiers-Monde ?
— Oui. J’ai grandi dans les années 90, quand la guerre a éclaté. Là-bas, il fallait travailler dès son plus jeune âge pour soutenir ses parents. J’ai laissé ma jeunesse dans les embargos, les sanctions, je ne pouvais ni voyager ni aller à l’école. J’ai toujours voulu être actrice mais impossible d’aller étudier à Belgrade. Je voulais aussi être chanteuse. J’ai monté mon premier groupe de rock à 17 ans, et à 27 ans, j’ai pu quitter les Balkans pour rejoindre un endroit riche d’influences musicales diverses. Le théâtre est venu ensuite.
— Ta musique et ta carrière au théâtre sont elles liées ?
— Quand je travaille une pièce de théâtre, la musique m’aide à penser. Il y a quelque chose de l’ordre du rythme dans le théâtre, qui doit être juste pour que cela fonctionne. Et réciproquement, le théâtre me fait évoluer en tant que musicienne, il m’apprend une certaine forme de dramaturgie dans le développement du son.
— Ta façon de prononcer les mots, de prendre du temps, de placer ta voix sur le tempo te rattachent au théâtre.
— Je pense que, parfois, on peut dire que je suis une drama queen… !
— Il y a aussi un lien évident à la littérature.
— Avec Artificial Sheep, nous voulions imaginer notre futur. Un mec qui se réveille au bout de 30 ans, en 2050, ou quelque chose comme ça. Officer KD6-3 est inspiré par Blade Runner de Philip K. Dick et la question des androïdes caractérisés comme vraies personnes ou non.
— On pourrait dire qu’il y a deux façons de chanter : la première enjolive les choses (Doris Day), et l’autre crée des histoires grâce à la dramaturgie du chant (Billie Holiday). Tu fais plutôt partie de la deuxième catégorie ?
— Oui, c’est quelque chose que j’ai appris quand je suis arrivée à Berlin. J’ai travaillé avec un professeur, Christian Starn, avec lequel on étudiait l’esthétique de quelques standards. Miss Otis Regrets est un morceau qu’on a décortiqué avant de créer toute une histoire autour des paroles et du son. C’est très différent de chanter une histoire si tu as une image en tête ou pas.
— Où as-tu rencontré le jazz ?
— C’était en Serbie, vers 14 ans. Notre professeur a passé Summertime, dans la version de Ella Fitzgerald et Louis Armstrong. C’était la première fois que j’entendais quelque chose comme ça. J’ai été complètement emportée et j’ai enregistré son 45t sur une cassette. Pendant longtemps, c’était la seule chose que j’ai écouté. Pour avoir d’autres disques, il fallait faire partie d’une certaine classe sociale... Plus tard, une amie m’a donné une cassette de Return Of The Headhunters. J’ai été hypnotisée. Je comprenais qu’il y avait un monde incroyable quelque part et que j’allais le découvrir. Avant d’arriver à Berlin, je connaissais seulement Cassandra Wilson, Sarah Vaughan, Billie Holiday, Herbie Hancock. Quand j’ai emménagé à Berlin en 2007, j’ai appris que le free jazz existait. Je me suis d’abord demandé comment les gens pouvaient aimer cette musique puis, doucement, en écoutant, j’ai compris pourquoi.
Entretien réalisé par Guillaume Malvoisin
2022