DEUX NATIONS, SIX POSSIBILITÉS
DANIEL ERDMANN
Daniel Erdmann passe les frontières à grandes enjambées élégantes. Avec Thérapie de couple, sextet franco-allemand, le saxophoniste pose les bases d’une réunification idéale.
— Raconte-nous la création à Jazzahead.
— C’est la première fois que je reçois une commande, et c’est assez spécial. Il y a eu une réflexion profonde autour de la musique et de l’équipe qui la jouerait. Comme je ne connaissais que la moitié du groupe, il y avait un risque, conscient et volontaire, d’ouvrir d’autres espaces. Nous avons travaillé par petits groupes. Quand on s’est retrouvés tous ensemble pour la première fois, chacun connaissait déjà ses propres voix et s’est mis au service du projet. Ça n’aurait pas pu se passer mieux, c’est vraiment une belle équipe. C’était une commande pour une date unique mais grâce à Jazzdor, on a déjà 3 dates de plus, et nous irons à Paris pour les rencontres AJC en décembre. C’est génial.
— D’habitude, tu ne travailles pas avec un groupe aussi large : ici, vous êtes 6, 3 couples répartis en pupitres.
— Créer pour un sextet m’a ouvert l’esprit. J’ai dû chercher de l’inédit, écouter des trucs, faire marcher mon imagination pour essayer de comprendre ce que je cherchais vraiment. Dès le début, je voulais travailler avec une batterie et une basse. J’ai imaginé un son avec les cordes médiums graves, même si le violon et la clarinette peuvent aller dans d’autres sphères.
— Tu réunis contrebasse, violoncelle, clarinette basse : il y a beaucoup de graves.
— J’ai voulu créer dans les graves, médiums graves. D’où cette instrumentation, sans piano ou guitare pour créer les harmonies. Je pouvais facilement imaginer le son parce que je connais très bien Vincent Courtois et Théo Ceccaldi. J’ai pu ainsi travailler plus en profondeur sur les compositions. La clarinette et clarinette-basse, c’est le dernier élément auquel j’ai pensé, parce que j’avais besoin de quelqu’un à côté de moi qui puisse faire le lien avec les cordes. J’avais envie de quelqu’un avec un son basé sur les graves et les médiums : j’avais vu Hélène Duret en concert avec Suzane, et j’avais entendu son quartet. C’était vraiment le son que je cherchais.
— La rythmique est allemande : hasard ou choix personnel ?
— J’ai souvent croisé Eva Klesse en festival en Allemagne, on s’est toujours bien entendus. Dans le son que j’imaginais pour le groupe, j’ai pensé à ce son de batterie clair, dans les médiums graves. Il y a une clarté dans le son d’Eva, avec des médiums longs qui ne prennent pas toute la place. Il y a de la classe… Pour moi, la fréquence des instruments est vraiment importante. Eva donne les graves et les aigus en laissant une place dans les médiums graves pour les cordes et les saxophones. Quant à Robert Lucaciu, je l’ai rencontré quand je jouais à Paris. Il est venu à un concert. Ça a été une belle rencontre humaine.
— « Thérapie de Couple », c’est un titre qui évoque l’intime et des enjeux personnels.
— Je vis dans deux pays. Bien entendu, avec Erasmus, c’est devenu quelque chose de normal, on efface un peu les frontières mais pas l’hostilité des différences. Alors oui, ce titre, c’est un clin d’œil à cette histoire franco-allemande. En français, on dit « couple franco-allemand » et en allemand, on dit « le moteur d’Europe. » Ça raconte beaucoup… Il y a plein de choses liées à cela dans ce projet. Jusque dans la façon dont on s’est installés, qui n’était pas pensée spécialement pour cela : batterie-basse d’un côté, et saxophones-clarinettes de l’autre côté. Au premier concert, je me suis aperçu que dans la salle, les Français étaient assis d’un côté et les Allemands de l’autre, séparés...
— Tu rends hommage à Louis de Funès et à Romy Schneider, deux figures souvent opposées dans la psyché culturelle française.
— Toutes les compositions ont été écrites en pensant à cette dualité de nationalité. J’ai essayé ensuite de trouver des titres qui correspondent au caractère de chaque morceau. Louis de Funès, on peut en penser ce qu’on veut mais il a rendu possible en France qu’on rigole à nouveau des Allemands. Ce n’est pas rien. Même si c’est toujours un humour moqueur, ça rend plus léger cette part de l’Histoire. Ça ouvre un dialogue. Et Romy, même si elle est moitié Autrichienne, c’est une référence poétique et très sentimentale, voire tragique.
— Dans ton écriture, il y a ce mélange d’un mood chambriste et d’une énergie plus free. On retrouve aussi la qualité d’écriture et l’urgence, habituelles chez toi. Mais il y a une chose nouvelle, c’est une forme de sérénité.
— Je le prends comme un compliment. Ce n’est pas forcément quelque chose de conscient. Je suis toujours en transformation, la vie, l’âge, les expériences... Peut-être aussi que chacun joue moins que d’habitude en sextet, ça amène à faire confiance. La musique est un bon moyen d’exprimer ses démons intérieurs, et si tu y entends de la sérénité, je suis très content parce que c’est aussi ce que je cherche dans ma vie...