Nouvelles vagues
Pascal Niggenkemper
Pour sa nouvelle création, le contrebassiste Pascal Niggenkemper plonge dans les remous du groove libre. S’entourant de trois fortes personnalités de la scène actuelle, il évolue dans les eaux d’une musique généreuse et féconde.
— Tu sors à peine de la création de The Ocean Within Us mais aussi d’une résidence longue sur le territoire de l’Eurodistrict Strasbourg-Ortenau. Quelle sensation gardes-tu de cela ?
— Je suis content. Je sens que nous sommes arrivés dans le réel de ce projet, c’est quelque chose qui fait du bien, même physiquement. Il y a du plaisir après le travail intense fait à Berlin, et un peu de fatigue. Pour la résidence, il y a deux aspects très intéressants : le temps et l’interaction avec le lieu où tu travailles. Ici, la frontière toute proche permet de travailler en France et en Allemagne. Pour moi, avec une mère et un père allemand, c’est important. J’ai toujours un peu connu ces deux
réalités-là. Pour cette résidence pilotée par Jazzdor, j’ai eu la chance de partager ma passion à Strasbourg avec le centre culturel de l’Elsau, et à Offenburg, avec un big band dans un lycée, grâce au Kulturbüro.
— Étais-tu familier de ce format ?
— Enfant, j’ai commencé ainsi, et c’est intéressant d’y revenir. Peut-être même que pour moi, c’est une réalité plus consciente, maintenant que j’ai des enfants. Mais ce lien aux habitants m’a toujours inspiré quand j’habitais New York, par exemple, en observant William Parker, qui soutient beaucoup de monde localement. Quand tu es jeune, et nouveau en ville, c’est beau de voir ces forces-là. Quand j’habitais à Rodez, j’ai mené une réflexion sur la ruralité et la création, en croisant des gens inspirant comme René Duran. Ces résidences, c’est un peu un prolongement de ces idées-là.
— Pour ce travail, tu fais appel à Sun Ra. Comment transmettre ce son et cette pensée à une jeune génération ?
— Pour moi, Sun Ra incarne le jazz comme musique d’invention, entre le Big Band et l’abstraction. Sa vision s’adresse aux jeunes actuels, qu’ils soient avancés dans leur pratique de la musique ou novices, et leur propose d’apprendre avec sa propre force, de trouver la créativité en soi.
— Parlons de The Ocean Within Us. Il y a toujours une idée quand on réunit des musiciens, même si elle reste implicite en musique. Ici ce serait la présence de l’eau, quasi constante dans ton travail ?
— L’océan, c’est la plus grande part de nous-mêmes et ce qui nous entoure dans une large proportion. En musique, on parle de flow. Pour The Ocean…, il y a un groove qui crée un océan. L’eau, c’est aussi un moyen de communication. Je pense au Mississippi ou au Rhône. Prenons
le Rhin qui départage deux cultures différentes. C’est aussi un lieu de rencontre possible. L’eau est donc devenue une métaphore, un véhicule qui m’inspire.
— Chaque instrumentiste joue de son instrument mais aussi avec la possibilité technologique d’en transformer le son.
— C’était intéressant d’utiliser le temps de création qui nous a été offert pour essayer d’avoir cette réflexion. J’avais en tête le très beau disque de Gérald, The Process, où il travaille l’électronique, les grooves, qui rappellent les rythmes et la techno de Detroit, dont il est originaire. Je souhaitais m’approcher de cela en live, et aussi utiliser sa manière de placer les mots. Donc, oui, il y a eu cette augmentation-là, si on peut le dire ainsi. Liz Kosack, avec ses claviers guitares, développe un jeu très physique et rejoint parfois Sakina Abdou pour des duos très libres. J’aime beaucoup leur interaction où les sons sont transformés pour se rejoindre.
— J’ai le sentiment que tu transiges peu sur la force expressive de la musique.
— Quand j’étais petit, la musique m’a beaucoup aidé. Elle m’a intensément touché dans mon corps. Peut-être alors que, dans ce que je joue ou improvise, il y a ce besoin physique d’expression ou de libération.
— Est-ce là aussi l’origine de cette préoccupation d’un spectre sonore le plus large possible ?
— Je trouve l’eau intéressante pour cela. Elle contient tout du plus silencieux au plus puissant des volumes sonores. Quand on arrive à un port, il y a quelque chose qui s’ouvre, on s’ouvre à l’autre, et j’aime ça dans la musique. J’ai toujours besoin intérieurement de ce moment d’arrivée au port, de pouvoir se dire, non, en fait on repart à l’aventure. Dans The Ocean Whithin Us, Sakina, par exemple, avec son jeu de saxophone, avec sa rythmicité, son placement, peut prendre le rôle du moteur rythmique.
— Sakina a aussi un côté très libre, très terrien. Comment cela agit-il dans ta musique aquatique ?
— Je ne connaissais pas encore très bien Sakina au début des répétitions. C’était génial d’entendre son jeu qui a le pouvoir de chanter, d’amener une mélodie avec une telle puissance, très ouverte. Mais tout s’est assemblé un peu à la dernière minute, jusqu’à la veille de la date à Jazzdor Berlin. Aux États-Unis, quand tu arrives dans un projet, ça peut prendre du temps, et on fait confiance à chacun pour amener son énergie et son expérience, et ça se met en place comme ça. Et j’avais envie de ça, aussi, d’amener des choses, des idées assez précises dans le tout, mais de pouvoir prendre tout de même le courant de différents fleuves.