Étoile double
Rencontre avec Claudia Solal
Claudia Solal et Benjamin Moussay sortent Punk Moon pour le label Jazzdor Series en mars prochain, avant leur concert pour la saison en avril. Pureté contre effets sonores, poésie et pièces, voici vingt ans que les deux musicien·nes se cherchent dans l’intime et la finesse de leur duo sensible.
— Ton premier disque avec Benjamin Moussay, Porridge Days (2005), aura vingt ans cette année. Comment vois-tu l’évolution de ces deux décennies entre vous deux ?
— Un peu comme dans une famille ou un couple, il y a des moments de profonde connivence, de prise de distance, mais surtout l'envie de continuer à creuser la matière qu’on a développée ensemble. Avec Benjamin, on a commencé par mêler standards de jazz, compositions et improvisations, puis on s’est dirigé vers quelque chose de plus en plus personnel, notamment avec Butter in my Brain (2017), un répertoire entièrement original. Notre processus d’écriture est très improvisé, il part des textes que j’écris. Le duo se nourrit aussi du chemin parcouru individuellement, des expériences artistiques vécues chacun de son côté, qui ne font qu’enrichir notre dialogue.
— Qu’est-ce qui te plait dans la forme du duo ?
— Ce que j’aime, c’est être au même endroit que l’autre dans l’échange et l’écoute et cette intimité propre au duo. On se surprend, on virevolte, on se provoque. On ne s’attend à rien. Le duo, c’est très exigeant, mais ça offre une grande liberté. Il n’y a rien qui m’ennuie plus que l’immobilité.
— Qu’abordes-tu dans les textes de Punk Moon ?
— J’y parle d’intime, de quête d’identité, de tentation, de sexualité(s), de la Nature… J’y parle de la nécessité de l’altérité et de la diversité. Il y a des chansons guerrières, des chansons amoureuses, des chansons du grand froid et de l’espace. Je parle beaucoup des éléments, du givre, des rivières. Ce besoin de raconter des choses très intimes a été aussi nourri par la Confessional Poetry, un courant américain de l’Après-Guerre dont faisaient partie des écrivains et des poètes comme Sylvia Path, Robert Lowell, Anne Sexton ou encore W.D. Snodgrass. En les lisant, j’ai réalisé alors que je pouvais parler de tout, à ma façon, sans limitation de vitesse, d’une manière à la fois mystique et terre à terre. Enfin, il y a la lune, l’astre auquel je me suis toujours référé : à travers la lune, c’est un hymne à la femme, contestataire, dérangeante, indocile, puissante, sexuelle, mais aussi femme claire obscure, craquée du bulbe, comme disent nos amis québécois !
— Comment réalisez-vous l’alchimie entre tes textes et la matière qu’amène Benjamin ?
— Pour écrire notre dernier répertoire, Butter in my Brain on est partis de mes textes. Pour Punk Moon, on a procédé de même, si ce n’est que j’avais préparé en amont de nos séances d’écriture des maquettes pour une bonne partie des chansons ; j’avais placé des voix sur des textures, ajouté des samples, des matières rythmiques plutôt qu’harmoniques. C’était d’un processus presque plastique ou graphique. Ensuite, on s’est retrouvé pour continuer à scénographier ensemble. Pour ce projet, Benjamin a fait une véritable plongée dans le synthé modulaire, qui fait de lui une sorte d’homme-orchestre. Notre musique est de ce fait très organique, avec une profondeur de champs, une spatialisation que je trouve assez folles et inentendues.
— Il y a des chanteuses, comme Leila Martial ou Linda Oláh, qui n’hésitent pas à traiter leur voix par des effets. C’est une piste que tu pourrais explorer dans ce duo ?
— J'aime avant tout faire des effets qui proviennent directement de ma voix. Je n’ai pas envie de travailler avec des pédales, des boucles, en tous cas, pas dans l’immédiat. Dans le duo, tout ce qu’apporte Benjamin au modulaire est déjà très pointu et je ne ressens pas le besoin de faire des effets de voix. J’aime ce côté où ma voix peut se permettre d’être la plus pure possible pour finalement être immergée dans la multitude de sons que propose Benjamin.
— Comment s’est déroulé l’enregistrement du disque Punk Moon pour Jazzdor Series ?
— C’est d’abord un lien de confiance avec Philippe Ochem qui nous a conduit à enregistrer au studio Sextan, à Malakoff. Grand merci à Vincent Mahey au passage, et à Arthur Gouret, qui a enregistré, mixé, masterisé avec brio. Ce qui m’a beaucoup plu, c’est d’enregistrer ces chansons dans un processus de live, ce qui a été le cas beaucoup plus que pour le disque précédent. Il y a eu un gros travail de post-production, (ajout des matières, claviers, Rhodes à quelques endroits). Nous n’avions pas forcément anticipé cette dernière partie du travail, mais elle nous a semblé nécessaire pour arriver au résultat souhaité.
— Tu avais également collaboré avec Benjamin du temps de ton quartet Spoonbox. Tu vois ton duo comme une prolongation ou une rupture de ce groupe ?
— Notre disque Room Service (2010) est davantage un disque de jazz - au sens large. Il y a des morceaux que j’aimais beaucoup, comme la mise en musique du monologue d’entrée de Richard III, The Winter of Our Discontent, une longue pièce d’une douzaine de minutes ; Salomé, écrite à partir d’un monologue issu de Salomé d’Oscar Wilde. Les hommages à tel·le ou tel·le musicien·ne, même si je les adore, ne m’inspirent pas… Ou alors, un hommage à un écrivain, oui pourquoi pas... Punk Moon, c’est le projet le moins jazz que l’on ait fait, le plus homogène, le plus tenu sans doute aussi. A chaque nouveau disque, je me trouve à un endroit différent, un endroit spécifique qui est le reflet de mes questionnements artistiques, de mon cheminement. Et Punk Moon est autant ma musique que celle de Benjamin.
Entretien réalisé par Lucas Le Texier / PointBreak pour Jazzdor