Jamais deux SAN trois
Yuko Oshima
Yuko Oshima a un pied du côté de Strasbourg et l’autre posé dans sa culture natale. Au sein de SAN, la batteuse combine ses influences, ses expériences pour jouer une musique qu’elle qualifie d’inqualifiable.
— Commençons par la création de SAN. Comment vous êtes-vous rencontrées ?
— C’est Taiko Saito, la vibraphoniste et marimbiste du trio qui a eu l’idée de nous réunir. Elle a d’abord joué avec Satoko Fuji, qui est pianiste, dans un duo appelé Futari en 2019. Avec Taiko, nous avions une amie en commun, Silke Eberhard, une saxophoniste qu’on a déjà pu voir jouer à Strasbourg et à Jazzdor. C’est par elle que nous nous sommes rencontrées. Puis Taiko a eu l’idée de nous réunir, Satoko et moi, et de former SAN.
— Vous êtes trois musiciennes japonaises, cela a-t-il été déterminant dans la création de ce trio ?
— C’était dans la tête de Taiko. Elle avait l’idée de réunir trois musiciennes qui partagent des racines communes, celles du Japon. Bien que je vive à Strasbourg depuis plus de 20 ans et que Satoko voyage dans le monde entier, il nous reste forcément des choses de notre terre natale.
— Comment décrirais-tu cela, ce lien à vos origines ?
— La langue que tu utilises pour échanger des idées et des émotions influe sur le cerveau et sur le processus de création. Si je parle japonais en scène, ça me fait sortir les choses différemment. Le plus marquant dans cette culture japonaise que nous partageons dans SAN, c’est le temps. Le temps entre deux choses, le silence qu’on appelle le ma. Ça peut être deux notes ou une
respiration. Quand tu écoutes le concert enregistré à Berlin, il y a quelques morceaux où l’on joue beaucoup avec les silences.
— SAN, c’est donc un trio de musiciennes. On retrouve cette idée sur ton album Rouge, ou avec tes projets comme Donkey Monkey, Lauroshilau ou encore Spier. C’est un vrai choix de ta part, la sororité ?
— Non, c’est un hasard. Mais je dirais qu’entre femmes, on se parle plus de la vie que de la musique alors qu’avec des musiciens hommes, c’est l’inverse. (Elle rit)… Mais je n’ai pas spécialement choisi de ne jouer qu’avec des musiciennes, je suis d’ailleurs actuellement sur la création d’un projet avec deux musiciens.
— Est-ce qu’avec SAN, on retrouve un peu du lien piano-batterie créé avec Eve Risser au sein de Donkey Monkey ?
— Satoko et Eve n’ont pas le même son, ni le même jeu. J’ai beaucoup écouté le jeu de Satoko avant de jouer dans le trio, avec Eve, j’inventais davantage en jouant, on s’inscrivait plus dans une forme de free jazz.
— De free jazz ?
— Du moins d’un jazz ouvert, d’une musique où tout est possible. Hamid Drake, lui aussi batteur, parlait du jazz comme d’une musique à l’ouverture maximale. Je ne me qualifierais pas moi-même de musicienne particulièrement jazz mais je me dis que je suis le résultat de tout ce que j’ai pu écouter, vivre ou jouer. J’ai beaucoup écouté de rock, mais les étiquettes n’ont pas grand sens pour moi. Je joue à la fois jazz, rock ou d’une façon proche de la musique expérimentale. Dans ce sens-là, je peux être une héritière du jazz.
— Et comment cet héritage s’exprime-t-il dans le trio SAN ?
— Ça faisait longtemps que je n’avais pas fait, comme dans ce trio, une musique basée sur un thème écrit, avec un timing, un rythme, une mélodie, des accords. Je prends énormément de plaisir à jouer cela. Dans SAN, si on entend la racine jazz, c’est grâce au piano de Satoko. Moi, je casse le côté classique de la batterie car je voulais vraiment sortir des qualifications sonores, je veux créer une musique inqualifiable.
— D’où viendrait cette volonté ?
— C’est moins un souhait qu’un résultat obtenu par ce que j’ai vécu et cherché. J’ai appris lors d’une résidence la musique japonaise traditionnelle qui s’appelle le Nagauta. C’était très important pour moi car ça m’a permis de reconnecter ce que je suis et ma musique à mes racines. Pendant la tournée au Japon en janvier, Satoko et moi, nous avons pu chanter de la musique traditionnelle japonaise. C’était bon d’expérimenter et de partager ça au sein du trio.
— D’où vient le nom du trio, SAN ?
— San, ça veut dire « trois » en japonais. Au Japon, tu ne dis jamais San pour un trio mais torio. C’est Taiko qui a choisi ce nom. Leur duo, avec Saito, s’appelait Futari, c’est un mot utilisé au Japon pour parler d’un groupe de deux personnes. D’où une certaine suite logique avec SAN. Mais, il y a aussi une autre raison à ce nom que j’aime bien. San, ça peut s’écrire en idéogramme comme le mot « montagne », il y a quelque chose de la profondeur, une présence enracinée et naturelle…