Voix lactées pour Célestine
Rencontre avec Sophie Bernado
Sophie Bernado donnait naissance à Célestine in the Clouds, à Jazzdor Berlin en juin dernier. Son voyage méditatif se poursuit cet automne dans la version strasbourgeoise du festival.
— Le basson est un instrument qu’on croise peu dans le monde du jazz et des musiques improvisées, non ?
— Effectivement, j'ai un peu le sentiment d'être un animal rare. Jusqu’à récemment, on ne pouvait rivaliser avec des instruments comme la batterie. J’ai fait appel à un concepteur de cellules qui m’a sauvé la vie, il y a six ou sept ans, en me proposant un intra mic (microphone interne placé près de l’embouchure ou du bec, ndlr), comme pour les saxophonistes. Je peux désormais jouer avec trois batteurs, même pas mal ! (rires)
— Avec cette nouvelle possibilité, ton envie de jouer serait plus tournée vers des projets à trois batteurs ou de creuser encore davantage vers la finesse et la précision ?
— Ne pas être limitée me permet d’envisager beaucoup de possibilités avec mon instrument. J’ai tendance à être plutôt chambriste dans les formules que je propose maintenant, mais pas seulement. Dans Simone, je peux jouer avec une batteuse et une guitare sous distorsion. Dans Bruno Lapin, je pars d’un son très acoustique qui est progressivement trafiqué.
— Qui est donc cette « Célestine », présente dans le titre de ta création ?
— J’ai dû chercher des prénoms pour mes deux petites filles, et à chaque fois, le prénom Célestine s’est imposé. Il a un lien avec l’univers, à notre condition sur terre et à la beauté du mystère de la vie. Célestine in the Clouds oriente le regard, avec onirisme et poésie, vers les objets célestes et les racines profondes dans le magma terrestre.
— Il y avait déjà cette préoccupation onirique dans Lila Bazooka, ton duo avec Céline Grangey.
— Je suis certifiée de sophrologie, non pratiquante — je n’ai pas de clients, ni de cabinet. J’ai préféré être sur scène. La sophrologie, c’est une guidance orale qui permet de se concentrer sur l’instant présent. Dans la musique, lorsqu’on réussit à faire la même chose, il y a quelques moments de grâce. Avec Lila Bazooka, l’idée était de partir d’un point A pour un point B, de faire un voyage à travers les couleurs et les émotions. Dans Célestine in the Clouds, c’est un peu la même idée, mais avec d’autres influences.
— Quelles sont ces influences ?
— Je me suis inspiré des travaux de Arvo Pärt, avec des pièces comme Cantus in Memoriam Benjamin Britten, ou Spiegel im Spiegel. Ce sont des œuvres avec beaucoup de respirations, peu d’informations mais qui vont droit au but. C’est magnifique. Leur côté très cérémonieux m’a beaucoup inspirée. Je peux citer aussi Steve Reich, Philip Glass et ses String Quartets, Luciano Berio et ses symphonies pour chants et chœurs. Quelques influences pop également. Dans Célestine, il y a quelque chose qui s’apparenterait à une méditation bouddhiste, à un continuum, une transe.
— On y entend aussi ta voix.
— J’écris beaucoup pour la voix, et je chante déjà dans d’autres formations comme Simone. Dans Célestine, les textes, que j’ai écrits, pour la plupart, parlent d’espoir et d’amour. Il y a aussi des choeurs, considérés comme des instruments, pour disposer de timbres supplémentaires dans la composition.
— Quels sont les artistes qui t’accompagnent dans ta création ?
— J’ai fait appel à Marie-Pascale Dubé, vocaliste qui travaille sur le katajjaq, le chant inuit. C’est avec elle que j’ai écrit cette musique. Quant à Joachim, au-delà du fait que l’on soit très proche, c’est aussi à mon sens le meilleur contrebassiste français pour m’accompagner sur des projets personnels. Il est capable de mêler le jeu contemporain, les musiques du monde dont les musiques africaines.
— Choix surprenant, tu es accompagnée par la vibraphoniste, Taïko Saïto, plutôt qu’un·e pianiste ?
— Quand j’habitais à Berlin, mon premier groupe comptait un vibraphoniste. L’association basson-vibraphone marche terriblement, au niveau des textures et de l’alchimie. C’est grâce à Philippe Ochem que j’ai rencontré Taïko Saïto, lorsqu’il m’a proposé de faire cette collaboration franco-allemande. Avec Taïko, c’est comme si on se connaissait depuis toujours.
— Tu parles de Berlin, où tu as créé Célestine avec Jazzdor ?
— J'ai vécu 7 ans en Allemagne : 2 ans à Munich, 5 ans à Berlin. Il y a un vent de liberté qui souffle sur Berlin, avec beaucoup d’interdisciplinarité. Là-bas, j’ai pu me développer en tant que musicienne d’improvisation, alors que j’étais, jusqu'alors, en cursus de musicienne classique. J’aurais dû être une bassoniste dans un orchestre classique, avec une vie plus formatée. L’Allemagne, c’est l’endroit où j’ai trouvé le courage de m’affirmer et le droit d’être quelqu’un d’autre.
Entretien réalisé par Guillaume Malvoisin / PointBreak pour Jazzdor