Carla et moi
Sylvaine Hélary
Nommée récemment à la tête de l’Orchestre National de Jazz, Sylvaine Hélary inaugure son mandat par une relecture personnelle et joyeuse de l’œuvre de Carla Bley, disparue en 2023.
— C’est ton concert inaugural et tu convoques Carla Bley, sa liberté, son esprit frondeur, son indépendance.
— Je n’avais pas à choisir une femme dans le jazz, ou un groupe avec moins d’hommes. Mais peut-être qu’inconsciemment… Je suis bien entendu proche de ces questions-là, mais, ce n’est pas ce qui m’a guidée. Je m’appuie sur une femme artiste à la personnalité forte, je n’écris pas tout et confie les arrangements à Rémi Sciuto. Ce qui me rapproche d’elle, qui fait fi des frontières, des styles, c’est qu’elle s’autorise à sonner comme de la musique de cirque, comme Nino Rota, puis d’un coup, elle part vers le rock progressif puis ailleurs encore, vers tout ce qu’elle aime. Elle a un réel sens de la mélodie, et nos musiques ne sont pas si éloignées.
— Un autre point commun serait leur aspect inclassable.
— Je ne suis pas certaine qu’on puisse dire que ma musique est simple, mais parfois il y a une petite mélodie un peu naïve. Dans les développements de l’écriture, on est très différentes, elle et moi. Chez elle, c’est faussement naïf, même si c’est facile à retenir. Sa musique sait aussi faire sourire. Pour notre disposition scénique, je me suis inspirée de sa façon de diriger. Dans ses concerts, le corniste joue debout, le tubiste aussi, ils incarnent la musique. Elle dirige avec le corps. C’est débridé, mais jamais en posture. Elle dirige comme elle danse. J’ai demandé aux gens de jouer debout le plus possible. Nous avons énormément parlé de cela en répétition, de ne pas hésiter à se parler pendant les morceaux, à débouler à un moment et ne pas jouer ce qui est écrit. J’aimerais bien, qu’après quelques concerts bien rodés, on puisse être un peu sauvages aussi.
— Sur scène et en musique ?
— En reprenant Carla Bley, on se confronte aussi à de sacrés solistes, les trombonistes, les saxos ont des sons incroyables. Il fallait se décaler de l’imaginaire lié à ses orchestres. D’où le quatuor à cordes, les modulations et les nuances orchestrales plus basses de With Carla.
— Rémi a-t-il fait référence de tes travaux précédents ?
— Je crois qu’il en a plutôt fait abstraction. Bien sûr, il connait ma musique et il connait mes goûts. On a sélectionné les morceaux, ensemble, pour les caractères, les couleurs. Il m’a fait écouter où il en était des arrangements, m’a conseillé d’élaguer ou de mettre un peu d’air. On a retaillé, laissé des endroits ouverts à l’improvisation. Chez Rémi, la musique t’attrape par la main.
— Comment avez-vous assemblé votre programme ?
— Il y avait quelques incontournables comme Musique Mécanique, Ùtviklingsslang, Ups and Downs. Rémi m’a proposé d’ajouter un de ses morceaux, Hypothèse, à une longue suite en majeur. J’avais également très envie de rythmes un peu bancals, comme elle aimait bien. On a donc choisi Wrong Key Donkey. Je voulais une chanson calme, et j’ai ajouté une intro très vaporeuse à In India. Il y a aussi Very Very Simple, issue de l’album I Hate To Sing, un shuffle blues où Guillaume Roy se lève et chante.
— Tout est arrangé ?
— Certains morceaux sont joués tels quels, comme End of Vienna, extrait de Fancy Chamber Music. Il y a aussi des questions liées à la reprise : s’écarte-t-on des originaux ou reste-t-on fidèles ?
— Tu citais la grande silhouette de Guillaume Roy. On peut aborder ton rapport à la scène, presque théâtral et rapprocher ceci des influences de Carla Bley, le cabaret, le cirque ou Kurt Weill, et l’importance de la narration.
— J’ai choisi les gens pour ce qu’ils peuvent apporter au groupe. Par exemple, Franck Vaillant. J’aurais pu prendre un batteur de big band swing pour tenir la baraque. Franck sait bien entendu jouer swing mais d’un coup il va sortir de petits coups de woodblocks, se décentrer parce qu’il se moque complètement de faire jazz, il fait Franck Vaillant et tient l’orchestre avec une forme d’humour dans le son que j’adore. Un Hugues Mayot et une Léa Ciechelski n’ont pas les mêmes personnalités mais ça va très bien fonctionner ensemble.
— Être à la tête de l’ONJ te donne la possibilité de jouer avec les générations, et de tourner un grand ensemble avec moins de contraintes. Comment envisages-tu ces possibles ?
— J’ai d’abord été guidée par le cahier des charges et la mission d’intérêt général et de service public : défendre la musique de création en grand ensemble. C’est une mission que j’arrive à raccorder avec des choses que j’aime. Écrire pour dix-sept personnes, ce n’est pas avoir la folie des grandeurs, mais créer face à une crise globale. C’est un grand défi mais aussi un bel outil, une belle force de frappe pour que le jazz ne devienne pas une musique définitivement vue comme pénible et élitiste, mais s’inscrive sur le long chemin de son histoire vivante. À Jazzdor Berlin, on nous a dit qu’on avait l’air hyper heureux de jouer ensemble. Jouer quand d’autres se font bombarder ailleurs, c’est compliqué. Mais si on le fait avec une joie profonde qui se transmet, on aura gagné sur la morosité du monde.