Leïla Martial
À deux sur le FiL
Leïla Martial a embarqué, un jour de 2014, Valentin Ceccaldi.
Les deux artistes poussent toujours plus loin les limites de l’élégance et les possibles de leur récital.
— Pourrait-on qualifier FiL de récital contemporain ?
— C’est assez approprié, ça m’évoque une petite formation et des chansons. Avec cette reprise, après 4 ans de break, on va déterrer l’ancien FiL et le remettre en surface. Parce qu’on est forts de ce qu’on est devenus, de l’évolution de chacun, on va rester sur une couleur simple, pure. On est dans des champs de couleurs plutôt mineures, assez emblématiques : Fauré, Purcell… Ce sont des chansons qui nous touchent, c’est comme ça. Elles sont souvent assez déchirantes.
— On parle de la création de FiL ?
— Je crois que c’était en 2014. C’est né d’une invitation de l’Olympia pour une soirée TSF où je devais jouer en duo et j’ai invité Valentin. On a interprété Left Alone tous les deux. Ça a été un moment intense. Suite à ça, on a fait quelques concerts improvisés puis on a monté quelques morceaux comme cette grande pièce de lui, sur laquelle j’ai mis des paroles, Le Jardin des Délices, inspirée par Jérome Bosch. Aujourd’hui, on a très envie de cette reprise en résidence avec Jazzdor, et d’y amener de nouvelles matières. Valentin, comme moi, on a un lien très fort à l’Afrique. Il a passé du temps au Burkina et moi au Congo. Il y aura peut-être ces couleurs-là dans ce nouveau récital.
— Comment a lieu l’improvisation entre vous ? On sent une complicité incroyable.
— On a une trame. Par exemple, sur le morceau Au Bord de l’Eau de Fauré, à un moment, on sait que ça va basculer. On va entrer en impro et c’est souvent la même progression avec un crescendo et des empilements, parce que j’ai ma pédale de looper. On choisit des directions, on tire le fil de chaque morceau. Pour un morceau comme Cold Song, qui est basé sur un souffle, un râle, avec lequel on improvise.
— Comment travailles-tu les effets et l’électronique sur ta voix ?
— Toute ma recherche est de considérer que ma pédale principale, c’est mon corps, ma voix. J’essaye d’aller le plus loin possible avec les couleurs, les timbres, les effets naturels mais j’envisage l’électronique comme un prolongement musical qui vient dans un deuxième temps, avec une musicalité au service du morceau. À un moment donné, on a voulu aller vers davantage d’acoustique, mais sans sonorisation, les souffles, les chuchotements ne pourront pas être perçus. Je dois rendre intelligible quelque chose qui est déjà là, cette expression-là.
— Cold Song est un morceau qui a connu énormément de versions jusqu’à celle de Klaus Nomi. Comment votre duo parvient-il à aller au-delà ?
— Pour des morceaux comme ça qui sont des tubes, je tiens à connaître ce qui a été proposé. Pour ne pas refaire la même chose bien sûr, mais aussi pour trouver ce qui m’y ressemble. Par exemple, pour Fauré : enfant, j’ai souvent entendu cette musique et j’ai toujours été un peu dérangée par les interprétations vocales, souvent ampoulées. J’ai donc envie d’avoir un accès plus personnel et moins conventionnel à la mélodie, parce que je suis une amoureuse de cela.
— FiL serait une sorte d’exercice de réappropriation d’une mémoire collective ?
— Oui, j’ai une vraie relation à ces morceaux et j’estime qu’on a tous le droit de les réinterpréter — ça amuserait beaucoup les compositeurs… ! Quelqu’un a dit « Bach suffira à lui seul à faire de vous un grand musicien », et effectivement, il y a toute la matière pour s’amuser.
— Sur la base de ce dénuement qui semble être votre base.
— On adore être sur le fil, sans filet. Ce qui est parfois délicat, c’est d’assumer une part de sobriété en plus, sans compenser cette épure par trop d’informations. Il faut rester vigilant avec ça et faire exister le silence.
— C’est d’autant plus difficile que, dans ton chant, il y a un fort rapport au physique et à la théâtralité. Je pense à des projets comme Furia mené avec Marlène Rostaing où tu engages énormément le corps ?
— Il ne faut jamais avoir l’air d’un éléphant dans un jeu de quilles. Je pense que mon énergie correspondrait beaucoup plus au milieu du rock, c’est un challenge que d’essayer de me canaliser. Je m’ennuierais à rester dans mes pénates : là, il y a quelque chose à contourner. Peut-être est-ce un besoin de sentir très fort les choses, que ça brûle, pour les vivre. Ensuite, cela vient du tempérament mais généralement, en avançant, ça se calme un peu...
— Il y a ainsi une forme d’expressionnisme qui jaillit de votre petite forme ténue.
— On doit pouvoir ressentir une forme de rétention et d’urgence dans l’épure. Ça bouillonne en moi et j’adore ça, sentir le volcan, sentir qu’on lâche à des moments et que les gens peuvent le recevoir. C’est très vivant.
— Il y a autre chose aussi, d’assez notable et commune à Valentin et toi, c’est une certaine malice.
— Oui, il y a beaucoup d’auto-dérision. On est toujours dans un regard amusé, dans une distance par rapport à ce qu’on fait. Sinon, ce serait très austère !
Entretien réalisé par Guillaume Malvoisin
2022