Duo pas sage
Rencontre avec Kamilya Jubran et Sarah Murcia
Kamilya Jubran et Sarah Murcia construisent depuis 1998 des ponts, entre deux cultures, deux traditions musicales dont elles explorent les limites avec joie, entêtement et réussite.
— Kamilya, Sarah te décrit comme comme sa sœur de musique, l'expression est assez jolie.
— Kamilya Jubran : Notre affinité remonte à plus que 20 ans maintenant, à 1998. Je jouais avec Sabreen, un groupe palestinien basé à Jérusalem. On préparait un album et Said Murad, le fondateur et compositeur, avait envie d’un petit orchestre. Quelqu'un me passe le numéro de Sarah qui a tout de suite accepté sans en savoir plus. C'était une vraie rencontre. Ce n’est pas seulement une sororité, il y a beaucoup plus de choses en jeu entre nous, aujourd'hui. Il y a cette confiance, cette curiosité de l'une envers l'autre. Pourquoi fait-elle cette musique ? Comment ? Quelle est la pensée derrière la musique ? On ne vient pas de la même histoire musicale, mais on a un présent partagé qui nous amène à écrire une musique autrement. Une musique qui nous appartient, pas seulement une fusion de choses simples.
— D’aucuns imaginent cela dans la réunion d’une musicienne occidentale et musicienne proche-orientale.
— KJ : Tout à fait. C'est pour ça que ça prend du temps.
— Sarah Murcia : L’autre jour, Kamilya a dit : « ce qui nous rapproche aussi, c'est qu'on aime bien se prendre le chou. » On se prend la tête, quoi. Dans la musique, pas entre nous. (Rires) On aime bien avoir un os à ronger. La complexité, c'est une façon pour nous de démêler des petites énigmes, ensemble, et puis d'en faire de la musique.
— KJ : Je viens de la pop, de l’école de musique classique du Proche-Orient. Je me suis jetée dans cette aventure d'une chanson palestinienne « moderne », quand j’ai rencontré Sarah, j’avais envie de comprendre comment faire. Ça nous a pris du temps d’apprendre les gammes à transposition limitée, la part des rythmiques, comment marche la ligne horizontale de l'écriture arabe. Sarah a insisté pour apprendre tout cela et on a commencé à parler de micro-tonalité, à trouver des croisements entre pensée mélodique et pensée harmonique.
— Souvent les formations avec une grande longévité tendent à aller vers l’épure. En vous écoutant, on peut avoir l'impression de l'inverse.
— SM : Il n'y a rien de pire que la musique compliquée qui sonne compliquée. C'est vrai qu'on ne verse pas dans l’épure, surtout dans le nouveau disque, mais il ne faut pas effrayer les gens en les laissant croire que notre musique est complètement cérébrale. C’est quelque chose de très structuré, de complexe, et d’amusant, qui nous permet de voir ce qu’on peut créer dans un espace donné. Comment on peut arriver à le penser de façon plus large, un peu différente avec des couleurs à la fois familière et inhabituelles, de la polyrythmie et des modalités différentes.
— Vous êtes deux femmes et de deux cultures différentes. Que gardez-vous de cette équation ?
— SM : Moi, j'apprends à parler l’arabe.
— KJ : Et moi j'apprends des blagues en français. (Rires) Le hasard a fait que nous sommes deux femmes, musiciennes et compositrices qui jouent d’instruments dits « masculins » avec richesse et singularité.
— SM : On est amies aussi, ça compte beaucoup.
— Vous jouez de deux instruments à cordes. Comment se complètent-ils ?
— SM : La contrebasse, c'est juste une sixte en-dessous du Oud. Les timbres sont proches. C’est intéressant d’être dans le même registre parce que parfois on a du mal à démêler qui joue quoi. Kamilya joue le Oud comme personne…
— KJ : … Et d'ailleurs souvent verticale, je joue en accords.
— SM : Son jeu est aussi expérimental. Moi je crois jouer de façon plus classique.
— KJ : Je pense que la modernité de Sarah est dans ce qu'on entend de ses compositions. Sa contrebasse m'a encouragée à aller vers mon propre style de jeu, alors que j'ai grandi avec le Oud classique.
— Le mot est aussi très présent pour chacune dans ce duo.
— KJ : Pour moi, la chanson est une pensée musicale. C’est la musique qui guide mes chansons, mais le texte crée un élément supplémentaire dans leur construction. Je chante en arabe, avec un champ ouvert à explorer. Les syllabes ont une rythmique fixe dont je peux décider d’étirer la longueur et ça, ça veut dire écriture musicale. On s'amuse avec ça.
— SM : J’ai appris à parler arabe mais je perds très vite, n'ayant pas le temps de pratiquer. Je n'ai donc pas de lien direct avec le récit. Mais la scansion, la voix, avec ce que ça suggère de rythmicité m’intéresse et finit surtout par m’émouvoir.
— Dans votre duo, on peut noter une sorte de rage, intime, non ?
— SM: Je ne sais pas pourquoi, mais Kamilya et moi, dans notre musique il y a quelque chose de… Sombre, de pas léger. C'est une histoire de caractère. Évidemment, on ne vient pas du même endroit…
— KJ : Toi aussi, tu es une rebelle, mais autrement.
— SM : Deux mauvaises élèves, quoi.
Entretien réalisé par Guillaume Malvoisin