Sauter les frontières
Les 20 ans de JAZZPASSAGE
Depuis 20 ans, et grâce à Jazzdor et au Kulturbüro d’Offenburg, Jazzpassage croise le désir et les frontières. Concerts, créations, rencontres défient la géographie et la musique, loin bien loin d’être irréconciliables.
— Resituons le début de Jazzpassage.
— Edgar Common : On s’est rencontrés pour la première fois en 2002 à Strasbourg, lors d’une table ronde initiée par Jazzdor. Les musiciens allemands disaient qu’ils avaient des difficultés à jouer en France et pour les Français, c’était la même chose vis-à-vis de l’Allemagne. Nous avons alors décidé avec Philippe de créer ce programme, l’année suivante.
— Philippe Ochem : La première question fut « Avec qui travailler si on ne travaille pas avec nos voisins ? » Plus de 20 ans après, Jazzpassage fait partie intégrante du projet de Jazzdor. C’est la détermination d’Edgar et la mienne qui nous a permis d’inscrire notre idée dans le temps. Nous étions absolument résolus à ce sujet.
— Le désir est toujours un peu en avance sur l’Etat ?
— PO : Heureusement le désir est indispensable pour créer de nouveaux projets, et pas seulement par rapport à l’Etat. Du côté strasbourgeois, l’Eurodistrict avait été construit dans un souci économique avant tout. La question du faire-ensemble culturel était reléguée aux abords. C’est notre volontarisme et l’écoute des partenaires publics qui ont permis à ce programme d’exister, de se développer.
— EC : À Offenburg, il y avait une volonté d’améliorer les relations avec Strasbourg. Ça m’a aidé, mais les coopérations que j’ai pu créer, c’était toujours sur la base de relations personnelles.
— On sent le lien affectif entre vous. Quels étaient alors les enjeux de Jazzpassage ?
— EC : Créer des contacts entre la scène française et la scène allemande, entre les publics.
— PO : Faire ensemble. Montrer qu’on peut faire ensemble en dehors du marché. Oui, il y a un lien affectif entre nous, nous sommes en empathie depuis toutes ces années.
— C’était aussi étanche alors ?
— EC : On a invité les musiciens français connus à Offenburg, et les musiciens allemands connus à Strasbourg. Le premier concert, c’était avec Brötzmann et Sclavis. J’avais l’impression que Brötzmann n’était pas très connu en France et Sclavis pas trop en Allemagne.
— PO : La démarche était d’abord de mettre en miroir des groupes français et allemands sur une même scène pour faire découvrir aux gens le jazz des deux pays. Assez rapidement, on a pensé aussi à des créations. Dans nos têtes, l’enjeu était d’apporter notre pierre à cette fameuse idée de mobilité artistique. On s’autorisait des programmations européennes en lien avec des labels allemands comme ECM, Enja ou ACT, on se permettait d’inviter Anouar Brahem ou François Couturier. On « faisait » du franco-allemand avec les idées larges. Au bout d’un certain nombre d’années, il y a aussi des musiciens qui sont venus nous proposer des projets : Michel Godard rêvait de jouer avec Gunther Baby Sommer, par exemple. J’avais mis en relation Bojan Z avec Nils Wogram, les rencontres furent nombreuses avec Michael Wollny, Florian Weber, Emile Parisien et tant d’autres…
— Peut-être y a-t-il aussi cette vieille histoire de modèle américain refusé, très tôt, en France, dans l’après-Guerre ? D’ailleurs Jazzpassage promeut aussi cette vitalité des échanges entre vous, comme une forme d’alternative à la scène US.
— PO : C’est l’esprit d’ouverture qui importe mais c’est un programme franco-allemand en priorité. Il ne s’agit pas de refuser le modèle américain mais de s’en émanciper, c’est une vieille histoire. De plus en plus de musiciens américains vivent en Europe, à Berlin, en Suisse, en Espagne, au Portugal… L’Europe est notre terrain de jeu et le jazz notre vie, voilà tout.
— Daniel Erdmann indique qu’en France, on parle du « couple franco-allemand » alors qu’en Allemagne on parle du « moteur de l’Europe ».
— EC : C’est en lien avec la relation des Allemands entre eux, avec leur propre nationalité, à cause du IIIe Reich, évidemment. On a cette idée ancrée que tout ce qui vient de l’extérieur est meilleur, et une appétence pour les langues étrangères. C’est sans doute aussi une sorte de rejet de soi...
— PO : Daniel parle de tout ça avec beaucoup d’humour. Je suis vraiment heureux qu’on ait pu monter ce sextet franco-allemand ensemble. C’est à l’image de nos deux pays, de nos deux histoires, de l’histoire de la musique aussi dans nos deux pays. Tout reste à faire pour améliorer encore la circulation des artistes et des œuvres entre la France et l’Allemagne, dans toute l’Europe… mais avec du désir et du travail, rien n’est impossible.