François Corneloup
Objectif sax
François Corneloup invite le monde à la table de ses Noces Translucides. Travaillant à une relation plus concrète et plus simple à la musique, le saxophoniste consacre ces Noces dans l’émotion née d’une image.
— De quand date la photo qui est à l’origine de Noces Translucides ?
— Elle a été prise en 1978. Je l’ai découverte en me procurant ce très beau livre, Guy Le Querrec en Bretagne, à propos d’une rétrospective itinérante sur la photographie de Le Querrec. Ça va de la marée noire à certaines photos de fêtes votives et de mariages, dont celle qui est à l’origine de Noces Translucides. Quand je suis tombé sur cette image, elle m’a immédiatement frappé et embarqué vers un imaginaire créatif.
— Vers une sorte de retour dans le temps aussi, non ?
— C’est l’époque où Guy Le Querrec photographiait la Bretagne. Cette photo-là est de 1978 mais elle est contemporaine. Il y a aussi une très belle série sur la marée noire de l’Amoco Cadiz, qui est d’ailleurs mentionnée dans les textes du spectacle.
— Ce travail avec Jean était-il antérieur à celui sur le livre Seuils ?
— Le chantier de Noces Translucides s’est ouvert il y a près de deux ans, les travaux se chevauchent donc. La photo de Le Querrec a une portée sociale et très politique, presque ethnologique. J’ai donc proposé cette collaboration à Jean Rochard, qui a lui aussi une relation très forte et similaire à la photographie. Quand Jean fait allusion à l’Amoco Cadiz, il ne fait pas que regarder la photo, il regarde aussi l’époque à laquelle elle a été prise.
— Comment une image peut-elle déclencher un projet chez un musicien ?
— Alors ça ! [rires] Plein de choses entrent en ligne de compte. J’ai établi une relation personnelle avec la photographie qui s’accentue en 82 dans le cadre du Festival de La Roche-Jagu co-programmé par Henri Texier et Mélaine Favennec. Ils y organisaient un stage sur la relation entre image et musique, co-animé par Louis Sclavis et Guy Le Querrec. C’est une semaine de travail de recherches, de travail, d’interrogations, d’expériences. Pour revenir à la photographie qui a déclenché Noces Translucides, ce qui m’intéresse dans le travail de Le Querrec, c’est cette capacité à mettre en relation des éléments de l’image qui, à priori, ne devraient pas avoir de rapport entre eux. Cette photo porte une énergie qui renvoie à celle qu’on met dans la musique, quelque chose de très inspirant et quelque chose d’irrésolu aussi.
— Comment la photo agit-elle sur le spectacle ?
— Cette photo est omniprésente dans le spectacle mais n’en est pas la finalité. Les spectateurs peuvent la regarder, la scruter, tenter de la déchiffrer etc. Mais il leur est aussi proposé d’imaginer autre chose. C’est pour ça que le spectacle s’appelle Noces Translucides. Une photo, ce n’est pas quelque chose d’opaque qu’on regarde. Le regard dépasse l’image et on voit au travers, quelque chose du monde ou quelque chose de soi-même.
— J’ai l’impression que tu agis avec cette image comme si une part de ton travail de musicien était de favoriser une forme de petite épiphanie.
— Bien-sûr, mais pas au sens mystique. Il n’y a rien d’objectif dans une œuvre d’art. C’est l’artiste qui a le choix du sujet, de la technique de représentation. On sait tous que c’est faux de dire qu’une représentation photographique est toujours plus vraie et plus proche de la réalité qu’une représentation picturale. Le propos de base pour Noces Translucides est de mettre en présence plusieurs formes d’expressions de manière à ce que chacune soit une sorte de filtre qui agit sur les autres. C’est un kaléidoscopage pour que le spectateur puisse trouver une énergie et faire son chemin. Mon problème, c’est de me servir de ma propre émotion, non pas pour la partager avec celui qui va écouter la musique que je joue mais pour qu’il puisse composer la sienne. Notre boulot n’est pas de raconter notre vie, c’est de faire en sorte que les gens se racontent la leur.
— Tu es un musicien engagé, à la fois en terme corporel et politique. Cela se traduit aussi dans le line up que tu réunis, par exemple avec Anne Alvaro ?
— Anne Alvaro, c’est une incarnation formidable de théâtre et du texte sur scène. Ce qui rend ce travail possible, c’est qu’elle est très musicienne. Elle a une compréhension, une sorte de lucidité du placement dans l’espace-temps sonore. Il faut être une immense actrice de théâtre pour pouvoir projeter un texte sur scène et le tenir.
— Jacky Molard apporte la musique traditionnelle et le lien à la danse : est-ce qu’on se rapproche ici d’une des joies populaires dont tu es proche ?
— La fin du spectacle se finit sur un plinn, qui est une des danses les plus primitives et les plus fortes de la musique bretonne. En répétition, Jacky nous a fait danser le plinn pour le comprendre. La danse, c’est aussi l’engagement du spectateur dans le processus du spectacle. C’est un phénomène social et collectif. Tu te rends compte de cette nécessité qu’ont les gens de renouer avec une relation plus physique, organique et plus simple avec la musique.
Entretien réalisé par Guillaume Malvoisin
2022